La revue Négociations a consacré l’intégralité de son numéro 40 à la négociation des transitions écologiques, ses enjeux, ses acteurs et ses pratiques. Camille Dupuy, chercheuse au Ceet du Cnam et à l’Université Rouen Normandie a élaboré avec Vincent Pasquier (HEC Montréal) une typologie des postures adoptées par directions et représentants des salariés. Il apparaît ainsi que les acteurs oscillent entre opposition et soutien d’arguments environnementaux, ne parvenant pas toujours à sortir du dilemme entre sauvegarde des emplois et préservation de l’environnement.
Dans le même numéro, la revue publie un article de Jean-Vincent Koster, consultant en santé et organisation du travail, qui a étudié quatre plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) en France afin d’observer comment élus de CSE et syndicats ont intégré la question environnementale dans les négociations. Les résultats ne sont bien sûr pas exhaustifs mais, dans la majeure partie des cas, les représentants du personnel demandent un moratoire du plan ou un investissement supplémentaire pour réduire l’empreinte carbone. Explications
Comment réagissent les employeurs et les représentants du personnel contraints de négocier sur l’environnement ? Camille Dupuy et Vincent Pasquier tentent de répondre à cette question dans un article de 16 pages tout à fait accessible. Car ces chercheurs en sociologie du travail et management des organisations parviennent à dresser une typologie des négociations tout en restant clairs et compréhensibles dans leurs conclusions. En s’appuyant sur les travaux de leurs confrères et une large revue de littérature sur ces sujets, ils ont dégagé cinq configurations type de négociations sur la transition écologique en croisant les stratégies des employeurs et des syndicats en fonction de leur opposition ou de leur soutien à la négociation écologique.
- Le “corporatisme brun” : dans ces cas, patronat et syndicats s’opposent tous deux à la transition écologique. Ils souhaitent un “statu quo” sans qu’aucune négociation verte ne s’engage véritablement. Ils échangent donc en coulisses ou insistent dans les médias sur le coût social et financier de la transition écologique ou l’absence d’alternative à leur modèle de production. Ce type de configuration semble selon les chercheurs “de moins en moins fréquent” mais reste bien présent en Europe ;
- A l’opposée, le “corporatisme vert” se caractérise par la volonté convergente des acteurs de concilier justice sociale et environnementale, le plus souvent avec l’accompagnement de l’Etat. L’objet des négociations consiste alors dans l’accompagnement social des salariés sur les emplois futurs et les nécessaires formations, rendant les restructurations “socialement acceptables” ;
- Les “marginalistes” ne se rejoignent que pour intégrer à la marge les enjeux verts dans leurs négociations. Selon les chercheurs, il s’agit du positionnement le plus répandu. Employeurs et représentants du personnel se focalisent sur les sujets aux enjeux faibles comme le recyclage des déchets, le transport des salariés, la gestion des consommables (papier, encre des imprimantes, fournitures de bureau). Acteurs patronaux et syndicaux “répondent ainsi aux pressions externes (clients, confédération) et mettent en scène leur implication sur le sujet (…) mais l’organisation du travail n’est modifiée qu’à la marge” ;
- Dans les cas de “conservatisme social”, l’employeur se montre favorable à des négociations environnementales mais les représentants du personnel s’y opposent en favorisant les aspects sociaux. Si l’employeur opte pour l’évitement, la négociation environnementale sera réduite au minimum. En l’absence d’évitement, les syndicats sont contraints d’adopter une posture défensive, d’autant qu’ils subissent leur manque de temps et de moyens. Ils sont donc contraints de revoir à la baisse des conditions de travail et à négocier les moins mauvaises conditions de départ pour préserver les emplois ;
- Enfin, “l’éco-lutte des classes” inverse les postures du conservatisme social : les élus du personnel prônent un changement radical du mode de production au profit d’un modèle vert et l’employeur s’y oppose, mettant ainsi en jeu le contrôle de l’appareil productif. On y retrouve une lecture marxiste de l’opposition capital-travail, “entendues comme les forces dominantes qui non seulement exploitent et abusent des travailleurs mais également des ressources naturelles”, expliquent les auteurs. Dans ces cas, pas de salle de négociation mais des luttes de terrain avec associations et ONG.
Autre élément pointé par cet article, “plus la négociation se déroule à un niveau élevé, plus les acteurs tendront à se rapprocher d’une négociation du type “corporatisme vert (…) car les négociations aux strates supérieures se concentrent sur les principes, ce qui faciliterait un progressisme alors que les négociations locales portent plus concrètement sur le sort d’individus ce qui encourage le conservatisme social ou le corporatisme brun”. Camille Dupuy et Vincent Pasquier renvoient par ailleurs à l’article du consultant Jean-Vincent Koster sur les négociations de PSE qui ne relève “les difficultés à négocier avec des moyens humains et financiers amputés par les réformes récentes du droit du travail français”.
Comment les représentants du personnel s’approprient-ils la cause environnementale pendant la négociation d’un PSE ? Attaché de recherche au Cnam puis consultant en santé et organisation du travail depuis 2012, Jean-Vincent Koster a étudié quatre négociations de PSE en France pour répondre à cette question. Il s’est notamment appuyé sur ses missions d’assistance aux CSE ou aux délégués syndicaux pour déduire selon quelles modalités les représentants du personnel parvenaient à résoudre la quadrature du cercle entre environnement et social. Les PSE étudiés ont été présentés dans une centrale à charbon, une entreprise utilisant l’amidon de maïs dans des processus chimiques, une société de fabrication de ciment et une d’agroalimentaire (article également en ligne sur Cairn en accès payant).
Il ressort de ses travaux quatre formes de contestation des arguments présentés par les directions :
- La demande de moratoire : dans ce cas, les élus demandent une suspension du projet, à ne pas associer systématiquement à une attitude de freinage par rapport au progrès environnemental, ni à un immobilisme vert. “L’intérêt d’une suspension (…) ne va pas de soi pour tous les salariés. Cela suppose d’articuler la demande de moratoire avec d’autres revendications”, indique l’auteur qui insiste sur l’absence de marge de manœuvre des représentants du personnel dans ces négociations. Ils sont souvent informés au dernier moment d’un PSE élaboré depuis plusieurs mois par les directions : “Pour se prémunir du délit d’entrave, les représentants des directions affirment que la décision vient d’être prise”, mais les délais préfix (deux à quatre mois) laissent peu l’opportunité aux élus pour déposer un projet alternatif ;
- La demande d’investissements supplémentaires afin de réduire l’empreinte carbone tout en maintenant les emplois : l’auteur note la nouveauté de la dimension pro-environnementale dans les investissements demandés. Les élus mettent alors en avant la responsabilité de la direction dans le sous-investissement chronique ;
- La recherche des coûts cachés provoqués par la réorganisation. Ce registre a été observé dans l’usine d’amidon de maïs : la fermeture d’une partie du site était justifiée par le manque de compétitivité des produits par rapport à d’autres sites de l’entreprise utilisant du blé. La direction refusait le projet jugé trop coûteux de rajouter les équipements permettant de traiter de l’amidon de blé. Les élus ont donc déconstruit l’argumentaire des dirigeants et mis en avant le “saccage écologique en plus de la casse sociale” ;
- La construction d’un projet alternatif : ce type de réappropriation reste très rare selon l’auteur qui évoque le cas d’une centrale à charbon revu autour de la production d’hydrogène vert et qui a vu son succès lié à la mobilisation entre le syndicat majoritaire (CGT), les pouvoirs publics et la direction. L’auteur note cependant que depuis, “les projets de reconversion tardent à se déployer”.
Quel que soit le registre utilisé par les élus du personnel, Jean-Vincent Koster a profité de son étude pour pointer “les freins à une négociation d’ampleur” :
- des débats portant trop souvent sur le maintien dans l’emploi, y compris hors de l’entreprise au détriment du maintien de l’emploi sur le site ;
- le refus régulièrement des représentants des employeurs à mettre en débat un contre-diagnostic et le pilotage à distance de la restructuration par les têtes de groupe laissant peu de marge aux directions de site ;
- des informations des élus de CSE encore trop incomplètes malgré la BDESE, en particulier sur les bilans carbone des entreprises ;
- l’absence de “facilitation” à saisir la justice ou l’administration du travail afin d’obtenir une suspension du projet pour défaut d’information.
Cet article provient du site Editions Législatives - ActuEL RH