Après s’être penché notamment sur la question des travailleurs usés par des métiers pénibles dans la pièce de théâtre “Dans le silence des paumes”, Florian Pâque met en scène dans Fourmi(s) celle des conditions de travail des nouveaux employés de l’ubérisation. Basée sur des témoignages récoltés auprès de chauffeurs VTC, la pièce est jouée jusqu’au 3 novembre au théâtre du Lucernaire à Paris. Elle s’inscrit dans la droite lignée des précédentes créations de la compagnie Le Nez au Milieu du Village et traite de nouveau de ce qui fait son ADN : les travailleurs précaires, que l’on a pu appeler “de deuxième ligne” pendant la crise sanitaire. Bref, les “invisibles”.
Les travailleurs que vous qualifiez d’”invisibles” sont rarement au cœur des œuvres culturelles. Pourquoi en faire vos personnages principaux ?
La compagnie a été créée en 2018/2019 avec pour idée de parler du projet avorté de l’aérotrain qui devait relier Orléans à Paris en 15 min et qui a laissé abandonné et enclavé tout un pan de la région qui y travaillait. Avec la fin de ce projet faramineux ce sont finalement de nombreux travailleurs qui sont restés sur le carreau. La période faisait aussi écho au début des gilets jaunes et nous avons noté le mépris que pouvaient ressentir les gens éloignés de la capitale ou précarisés, qui se sentaient invisibles et qui avaient le sentiment qu’on ne pensait pas à eux.
Cela a résonné en nous car nous faisons du théâtre pour raconter le monde, en mettant en avant des parcours de vie que l’on oublie souvent. Ce constat a mené à l’écriture de Etienne A., qui fait le portrait d’un employé de l’entrepôt Amazon de Saran, de ses conditions de travail et plus largement d’existence. Cela a situé la compagnie, à mi-chemin entre le documentaire, puisque nos pièces sont basées sur des enquêtes sociologiques et journalistiques menées sur le terrain, et la fiction. Tous nos spectacles ont ensuite été centrés sur les conditions de travail des invisibles, c’est l’ADN de la compagnie d’aller parler à ces gens éloignés de l’offre culturelle en leur racontant des histoires qui peuvent les concerner. Nous avons la volonté de parler de gens de qui l’on parle trop peu et de leur parler à eux, d’ancrer la création dans la réalité.
Quels messages/sentiments essayez-vous de faire passer au travers de ces thèmes ?
Nous ne sommes pas militants, nous témoignons de faits même si cela est nécessairement politique et engagé. En parlant d’une réalité concrète pour certains dans la salle mais parfois très éloignée pour une autre partie du public il y a forcément un impact, avec des retours de gens qui nous disent qu’après avoir vu le spectacle sur les travailleurs des plateformes par exemple ils ont réalisé l’acte qu’ils faisaient en y ayant recours.
Le but est de remettre la situation là où elle est, sans la dénoncer et sans écraser avec des situations douloureuses, mais plutôt avec humour et magie et en permettant prise de conscience et discussion sur les conditions de travail. Je n’ai pas les réponses mais en montrant les choses le public ressort en réfléchissant au sujet. Si on ouvrait un peu plus les yeux sur certaines conditions de travail, on réagirait autrement.
Dans vos pièces vous parlez aussi des problèmes de santé qui peuvent résulter d’un travail pénible. Quelles évolutions vous semblent essentielles sur ce point ?
Il a été terrible pour moi de constater que les situations que nous montrons sont d’une banalité sans nom. Il y a des choses que tout le monde sait et sur lesquelles nous fermons les yeux comme les cancers professionnels liés aux produits nocifs dans des métiers aussi communs que coiffeuse ou esthéticienne par exemple.
Collectivement, on ne cherche pas assez les causes des maladies dans le milieu du travail
La médecine du travail est trop peu dotée pour faire des enquêtes et les victimes cherchent avant tout à lutter contre la maladie. Collectivement, on ne cherche pas assez les causes des maladies dans le milieu du travail.
Parlons pour finir de votre pièce Fourmi(s). L’ubérisation du travail est un sujet assez nouveau, y voyez-vous un progrès social ou une nouvelle forme de précarisation des travailleurs ?
Les deux. Le spectacle a été créé notamment à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, des zones où les plateformes sont très implantées car la main-d’œuvre est peu qualifiée, précaire, et qu’elles sont donc vues comme une chance d’avoir un travail et d’en vivre. Mais ces travailleurs ne sortent pas nécessairement pour autant de la précarité grâce aux plateformes, la preuve en est que la courbe du chômage baisse mais pas celle de précarité.
L’ubérisation peut mener à des horaires impossibles, elle peut isoler et empêcher des avancées sociales réelles, tout en étant une opportunité vécue comme telle pour certains. Ce qui est marquant c’est que selon l’endroit où le spectacle est joué, elle est perçue différemment. Là où les jeunes des secteurs défavorisés ont envie d’y croire, dans les zones plus aisées personne n’a envie de devenir chauffeur Uber, ce qui est bien la preuve qu’il y a un problème.
Cet article provient du site Editions Législatives - ActuEL RH