A l’occasion de trois arrêts rendus en septembre 2024 (1), la Cour de cassation a confirmé que le préjudice qualifié par la doctrine de “préjudice automatique” ou encore de “préjudice nécessaire” avait toujours les faveurs de la jurisprudence après quelques années de disette. Si son retour se pressentait, il interroge tant il peut remettre en cause la prévisibilité du contentieux prud’homal et doit inviter les services RH et juridiques des entreprises à la plus grande prudence.
De quoi parle-t-on ? Pour rappel, la notion de préjudice automatique ou nécessaire (termes non utilisés d’ailleurs par la Cour de cassation), perceptible dès les années 90 (2), a été surtout développée en doctrine après un arrêt rendu en 2003 (3). En l’espèce, la lettre de convocation à entretien préalable était incomplète, “ce qui entraînait pour le salarié un préjudice” qui devait être indemnisé. Le simple constat de l’infraction entraînait nécessairement, pour le salarié, un préjudice, sans qu’il n’ait besoin d’en démontrer l’existence. Cette position a ensuite été étendue à bien d’autres manquements, tels que le défaut d’énonciation des critères d’ordre en cas de licenciement pour motif économique (4), l’omission de la visite médicale d’embauche (5) ou l’absence d’indication de la convention collective applicable sur le bulletin de paie (6).
Puis, en 2016 (7), la chambre sociale de la Cour de cassation a semblé abandonner le préjudice automatique en revenant à une position jurisprudentielle plus traditionnelle. Aussi, elle conditionnait strictement l’indemnisation du salarié à la démonstration de son préjudice, tant dans son existence que dans son évaluation (8).
Depuis 2022, la Cour de cassation a pourtant repris, discrètement mais certainement, le chemin du préjudice automatique en construisant la liste des manquements au titre desquels les juges du fond devront dorénavant faire application du préjudice automatique. Ainsi, la Cour de cassation a notamment considéré que le salarié souffrait nécessairement d’un préjudice en cas de manquement :
- au droit à l’image du salarié (8) ;
- à la durée quotidienne et hebdomadaire maximale de travail (10) ;
- au repos quotidien de 11 heures que les salariés doivent observer entre deux périodes de travail (11).
Par les trois arrêts rendus en septembre 2024, la Cour de cassation agrémente sa liste de nouveaux manquements et confirme la visibilité accrue du préjudice “automatique”.
Quelques éléments de contexte permettront au lecteur d’en mesurer l’incidence.
En l’espèce, une salariée avait systématiquement, pendant deux ans, accompli plus de 10h30 de travail effectif en continu, sans bénéficier de ses temps de pause. Se prévalant d’une violation des dispositions légales (12), la salariée formait un recours juridictionnel et sollicitait, accessoirement à la contestation de son licenciement, le paiement d’une indemnité en réparation de ce manquement. En réponse, l’employeur s’opposait à cette demande en soutenant que la salariée n’avait jamais émis la moindre plainte et ne justifiait d’aucun préjudice. Elle échouait ainsi à rapporter la preuve de son préjudice.
Sur cette base, la cour d’appel de Poitiers, en charge de ce litige, appliquait la jurisprudence retenue en la matière et se refusait donc à entrer en voie de condamnation. Pas de preuve du préjudice subi, pas d’indemnisation.
Saisie par la salariée dans le cadre de son pourvoi, la chambre sociale de la Cour de cassation prenait le contrepied de cette position en affirmant que : “le seul constat du non-respect du temps de pause quotidien ouvre droit à réparation” (13).
La formule est claire : la Cour de cassation confirme la renaissance de la notion doctrinale du préjudice automatique et, avec elle, la condamnation tout aussi systématique de l’employeur. La simple violation de la règle constitue un préjudice sans que le salarié n’ait besoin de prouver son préjudice.
Plus encore, elle étend l’application du préjudice automatique, non seulement aux manquements de l’employeur aux dispositions encadrant les temps de pause, mais aussi aux manquements de ce dernier :
- à la suspension de toute prestation de travail pendant un arrêt de travail pour maladie (14). En l’occurrence, la Cour de cassation a constaté que la salariée avait dû se présenter trois fois sur son poste de travail, alors qu’elle se trouvait en arrêt maladie, pour accomplir, ponctuellement et sur une durée limitée, une tâche professionnelle. Sur la base de ce seul constat, la Cour de cassation estime que les juges de la cour d’appel auraient dû reconnaître l’existence d’un préjudice acquis à la salariée, qu’il leur appartenait de réparer ;
- à la suspension de toute prestation de travail pendant un congé maternité (15). Si les faits en cause ne sont pas précisément relatés par l’arrêt, nous pouvons présumer qu’indépendamment de la fréquence, l’urgence ou de la mission réalisée par la salariée, la Cour de cassation estimera dorénavant que le manquement à cette cause de suspension spécifique est de nature à qualifier un préjudice à la salariée ;
- aux dispositions relatives aux temps de repos et de durée maximale de travail, qu’il soit question des durées maximales quotidiennes ou hebdomadaires de travail (16). Ici, la Cour de cassation réitère, s’il le fallait, des solutions déjà énoncées en 2022 et en 2023.
Dès lors, le retour en force de la notion de préjudice nécessaire invite à la réflexion pour l’avenir et peut inquiéter les entreprises pour au moins trois raisons.
En premier lieu, parce que le préjudice automatique a, par le passé, connu un succès que la Cour de cassation a finalement souhaité limiter. D’abord circonscrit à la rupture du contrat de travail, le préjudice automatique, qui se présentait initialement comme une exception limitée à quelques cas en droit du travail, a vu son champ d’application à ce point se développer qu’il était devenu une véritable norme dans le contentieux prud’homal.
Or, à force de permettre aux juridictions d’entrer trop souvent en voie de condamnation, le préjudice automatique a fait l’objet de vives critiques, tant pour sa sévérité que pour sa symbolique tendant à condamner l’employeur par le fait de son seul manquement, indépendamment de ses véritables conséquences pour le salarié.
La Cour de cassation a alors opéré un revirement et remis en cause l’ensemble des manquements pour lesquels le préjudice automatique avait été retenu. L’abandon du préjudice automatique par la jurisprudence avait ainsi redonné du sens au débat judiciaire, où chaque partie avait à faire la pleine démonstration de ses allégations pour prétendre, côté salarié, à son indemnisation, côté employeur, à son exonération.
En second lieu, parce que le préjudice automatique peut nuire à la prévisibilité économique du contentieux prud’homal. En admettant d’emblée que le salarié souffre d’un préjudice nécessaire au regard du manquement en cause, la notion de préjudice automatique oblige surtout les juges du fond à entrer en voie de condamnation. Le débat judiciaire se resserre alors sur la seule question de l’évaluation du préjudice et donc sur le montant de l’indemnisation dont doit nécessairement bénéficier le salarié.
Or, cette évaluation est laissée à la libre appréciation des juges du fond, lesquels ne sont soumis à aucun encadrement législatif quant aux montants qu’ils peuvent allouer aux salariés. En cela, l’interrogation demeure quant à la façon dont les magistrats vont appréhender le manquement qui caractérise nécessairement un préjudice au salarié.
Devons-nous nous attendre à des condamnations financières exemplaires au regard de la gravité du manquement en cause ou la condamnation relèvera-t-elle de la simple symbolique, surtout si le salarié n’apporte pas d’éléments pour développer le prétendu préjudice présumé qui lui est causé ? Par ailleurs, y aura-t-il des disparités d’appréciation entre les juridictions ? A ce stade, aucune réponse ne s’impose vraiment. De façon presque ironique, on peut penser que si le salarié n’a plus besoin de prouver qu’il a subi un préjudice, il devra tout de même établir une argumentation sur l’étendue de son préjudice s’il souhaite que le montant de l’indemnité soit à la hauteur de ses attentes. Tout ça pour ça…
Dans ces conditions, le retour du préjudice automatique risque de faire perdre au contentieux prud’homal un peu de la prévisibilité qu’il avait acquis au fil des réformes et il convient désormais d’attendre que les juges du fond convertissent le préjudice automatique en chiffres pour y voir plus clair. On remarquera d’ailleurs que le barème Macron, censé donner cette prévisibilité, a eu pour effet une multiplication des demandes sur l’exécution du contrat de travail (demandes non couvertes par le barème Macron) ; tendance que la jurisprudence sur le préjudice automatique devrait encore renforcer.
En dernier lieu, parce que le préjudice automatique, dans son appréhension actuelle, nuit à la lisibilité juridique des obligations de l’employeur. A l’occasion des arrêts de septembre 2024, la Cour de cassation conditionne systématiquement le régime juridique du manquement en cause aux dispositions des directives européennes (17). En cela, la Cour de cassation s’aligne, sans surprise, sur les prescriptions européennes, interprétées à la lumière de la Cour de justice de l’Union Européenne qui milite depuis plusieurs années pour le retour de la notion de préjudice automatique.
Synthétiquement, les décisions de septembre 2024 révèlent que la jurisprudence fera usage du préjudice automatique chaque fois que l’employeur commet un manquement à un “droit subjectif, clair, précis et inconditionnel” conféré au salarié par les textes européens. Reste donc à déterminer les droits dont il est question, ce qui n’est pas toujours chose aisée.
Les entreprises devront ainsi rapidement les appréhender puisque ces normes conditionneront, de façon bien plus concrète, le sort réservé aux obligations prescrites par le code du travail et donc celui réservé au débat judiciaire qui résultera de la violation de ces mêmes obligations (préjudice nécessairement causé ou à démontrer).
Le développement du préjudice automatique est donc à surveiller attentivement, à l’aune de l’évolution des textes européens, définitivement sous le feu des projecteurs !
(1) Arrêts du 4 septembre 2024 n° 23-15.944, n° 22-16.129 et arrêt du 18 septembre 2024.
(3) Arrêt du 25 septembre 1991.
(6) Arrêt du 19 mai 2004.
(7) Arrêt du 13 avril 2016 ; arrêt du 17 mai 2016.
(8) Arrêt du 13 avril 2016 ; arrêt du 17 mai 2016.
(10) Arrêt du 26 janvier 2022 ; arrêt du 11 mai 2023.
(11) Arrêt du 7 février 2024.
(12) Tout salarié doit bénéficier d’un temps de pause de 20 minutes lorsque son temps de travail quotidien atteint six heures de travail, de façon continue ou non (article L.3121-16 du code du travail)
(13) Arrêt du 4 septembre 2024.
(14) Arrêt précité.
(15) Arrêt du 4 septembre 2024.
(16) Arrêt du 18 septembre 2024.
(17) Directive 92/85/CEE du 19 octobre 1992 ; directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003.
Cet article provient du site Editions Législatives - ActuEL RH