En cas d’allégation de harcèlement moral par un salarié, l’employeur a-t-il l’obligation de mener une enquête interne?


Chronique

Il n’existe pas d’obligation pour un employeur, informé d’un possible harcèlement moral, de diligenter en interne une enquête. C’est ce qu’a confirmé la chambre sociale de la Cour de cassation le 12 juin 2024.

Cette clarification était nécessaire. Elle vient tordre le coup à une croyance largement répandue selon laquelle la seule mesure à mener en cas de dénonciation pour harcèlement moral serait l’enquête interne. Autrement dit, l’enquête serait systématique car obligatoire. Les arrêts souvent cités à l’appui de cette affirmation n’ont pourtant jamais posé cette règle (relire notamment arrêt du 29 juin 2011 ; arrêt du 27 novembre 2019). Comme l’écrit dans son rapport Madame la conseillère Ott au sujet de la jurisprudence en la matière : “notre chambre n’a pas pour autant consacré le principe d’une obligation d’un employeur, alerté d’un possible harcèlement moral, de diligenter en interne une enquête”.

Certes, l’existence ou non d’une enquête menée par l’employeur est pour les juges du fond un élément d’appréciation de la responsabilité éventuelle de l’employeur au regard de ses obligations en matière de harcèlement moral et plus généralement de sécurité (arrêt du 7 avril 2016). Certes encore, selon la jurisprudence de la chambre sociale, l’enquête interne participe des mesures immédiates propres à faire cesser le harcèlement (arrêt du 1er juin 2016).

Sans opérer un revirement de jurisprudence, cet arrêt du 12 juin dernier va autoriser un changement important des pratiques. En effet, là où beaucoup de praticiens se pensaient obligés de mener une enquête en présence d’une allégation de harcèlement moral, ces derniers vont retrouver un champ de réflexion et de décision pour choisir le meilleur moyen d’agir au vu des circonstances. 

Un arrêt conforme à la jurisprudence en la matière

Dans cette affaire, une directrice des ressources humaines licenciée avait sollicité des dommages-intérêts au titre du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. La cour d’appel l’avait déboutée de sa demande au motif que ”Lorsque la salariée a fait appel à M. [J] au sujet des différents qui l’opposaient à Mme [I], ce dernier a pris position sur le sujet. Lorsqu’elle a demandé des éclaircissements sur son positionnement dans la nouvelle organisation le 16 août 2019, elle a obtenu une réponse de M. [O] le 19 août”. La directrice a alors formé un pourvoi et avancé à l’appui de celui-ci que l’employeur n’avait pris aucune mesure pour préserver sa santé et sa sécurité et n’avait pas non plus déclenché d’enquête afin de déterminer si les faits invoqués permettaient de caractériser une situation de harcèlement moral.

Son argumentation a été rejetée par la Cour de cassation, qui approuve la cour d’appel en ajoutant que “dans son appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d’appel, qui a fait ressortir que l’employeur avait pris les mesures suffisantes de nature à préserver la santé et la sécurité de la salariée, a pu en déduire, nonobstant l’absence d’enquête interne, que celui-ci n’avait pas manqué à son obligation de sécurité”.

Ce faisant, la chambre sociale de la Cour de cassation énonce clairement que lorsqu’un salarié invoque une situation de harcèlement moral, l’enquête interne n’est pas une mesure obligatoire.

Rappel de la place de l’enquête interne parmi les mesures de prévention

L’enquête est une mesures parmi d’autres propres à faire cesser le harcèlement ou à assurer l’obligation de sécurité, à côté d’autres mesures dont le choix appartient à l’employeur.

Pour rappel, en matière de harcèlement moral, comme en matière d’obligation de sécurité, l’employeur est tenu à une obligation de moyens renforcée. Autrement dit, il peut écarter sa responsabilité s’il établit s’être conformé aux prescriptions légales en matière de prévention des risques professionnels et avoir pris les mesures immédiates propres à faire cesser les faits de harcèlement lorsqu’il en a eu connaissance (arrêt du 25 novembre 2015 ; arrêt du 1er juin 2016 ; arrêt du 17 octobre 2018).

Ainsi, l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur aux termes de l’article L.4121-1 du code du travail lui impose de prendre des mesures préventives mais également de réagir par des mesures adéquates dès lors que des situations susceptibles d’affecter la santé ou la sécurité des salariés sont portées à sa connaissance.

Ce qui est attendu de l’employeur est de la réactivité et même de la proactivité. Dans l’espèce qui a donné lieu à l’arrêt du 12 juin 2024, les juges du fond avaient retenu que le directeur n’était pas resté inactif car il était intervenu à plusieurs reprises pour remédier aux difficultés mises en avant par la salariée. Son action avait consisté à prendre position dans le conflit qui opposait la salariée en difficulté à une collègue.

Les faits de cet arrêt sont intéressants car ils montrent que l’employeur est au coeur du choix des mesures à prendre en cas d’allégation de harcèlement moral.

Proactif, il aura choisi en amont de mener la politique de prévention du harcèlement et des risques psychosociaux dans leur ensemble qu’il aura déterminée (sensibilisation, formations, etc.).

Tenu aussi d’être réactif lorsqu’un salarié fait part d’une situation de souffrance au travail, il s’informera et analysera la situation de la façon la plus objective possible. Une fois informé de la nature des relations entre les salariés concernés, il pourra alors décider de mener une enquête interne remplissant toutes les conditions pour garantir le contradictoire, l’impartialité, la neutralité et l’établissement le plus complet des éléments probants.

Il pourra aussi décider de ne pas diligenter d’enquête interne en choisissant une démarche moins stigmatisante. En effet, si une allégation de harcèlement moral révèle une souffrance évidente de la part de son auteur, elle ne caractérise pas forcément un harcèlement moral au sens de la loi. Or, mener une enquête aggrave parfois la situation et peut se révéler contre-productive. Avant de prendre la décision de mener une enquête, il convient de considérer son impact sur la personne mise en cause, les collègues et la personne qui porte cette allégation. Lorsque l’enquête conclut que le harcèlement n’est pas caractérisé, l’état de santé mentale de la personne qui l’a allégué risque fort d’être aggravé. Il arrive même que cette dernière ne souhaite pas qu’une enquête interne soit menée, malgré les garanties prises. Parfois encore, la personne qui accuse de harcèlement est à son tour accusée de harcèlement. Aussi, au vu de la variété des situations et des motivations, l’employeur pourra-t-il parfois estimer qu’une enquête n’est pas la mesure adéquate, en tout cas dans l’immédiat, et décider de prendre d’autres mesures.

Dans le cas qui a donné lieu à l’arrêt commenté, l’action de l’employeur avait consisté à prendre position dans le conflit qui opposait la salariée en difficulté à une autre collègue. Il a choisi l’arbitrage managérial qui est un mode de gestion de conflits relationnels parmi d’autres.

Dans d’autres circonstances, l’employeur aurait pu aussi songer à proposer aux salariés en conflit l’intervention d’un médiateur. La médiation offre aux intéressés un espace pour exprimer leurs désaccords et leurs ressentis en toute sécurité. Cet échange encadré par le médiateur les incite à faire un constat partagé de leurs difficultés et à envisager des façons d’y remédier.

On notera aussi que toutes les mesures envisageables ne sont pas exclusives les unes des autres. Une décision managériale peut être suivie d’une médiation pour permettre aux salariés de prendre acte des changements et de s’adapter aux conséquences de cette décision. Une enquête interne concluant à l’absence de caractérisation de harcèlement pourra être suivie d’un arbitrage managérial, d’une médiation, d’un accompagnement individuel, etc.

Il convient d’analyser chaque situation de façon systémique pour choisir la meilleure stratégie. Celle-ci consiste en une réelle démarche, un processus d’accompagnement d’une situation incluant tous les salariés impactés (la personne plaignante, les collègues de l’équipe, le manager, la personne accusée). Cela passe bien sûr par le choix réfléchi non seulement des mesures au pluriel mais aussi des acteurs (internes ou externes) à mobiliser à chaque étape de ce parcours et, enfin, par le suivi du résultat des différentes actions menées. Certaines entreprises l’ont déjà bien compris et ont créé des cellules de recueil et de traitement des situations sensibles au travail. Dans cette cellule, l’employeur n’est pas seul et peut s’appuyer sur d’autres acteurs de la prévention (représentants du CSE, RH et acteurs externes de la prévention). Les salariés à qui est proposé ce parcours sont pleinement informés et accompagnés tout au long, quelles que soient les mesures choisies.

On l’aura compris, réagir systématiquement à une allégation de harcèlement moral par une enquête interne est une erreur stratégique qui, paradoxalement, peut éloigner l’employeur de son objectif de préservation efficace de la santé de ses salariés.

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Federica Rongeat-Oudin
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Dans cette chronique, Federica Rongeat-Oudin, médiatrice, consultante en risques psychosociaux et maître de conférences en droit privé à l’université de Tours, revient sur un arrêt du 12 juin 2024 qui a indiqué qu’engager une enquête en cas de suspicion de harcèlement n’était pas obligatoire.
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Cet article provient du site Editions Législatives - ActuEL RH